L’étincelle

En août 2007, suite aux pressions populaires, l’autoroute 401 en Ontario a été rebaptisée « Autoroute des héros » en l’honneur des soldats morts au combat en Afghanistan.  Dans les jours qui suivirent, on rapatria au pays les corps de trois soldats de la base de Valcartier tombés en mission. Des milliers des personnes, même si défavorables à cette guerre, saluèrent les dépouilles, les larmes aux yeux, tout au long de leur parcours vers l’autopsie sur cette fameuse autoroute. Voici nos héros, morts pour la patrie.

Ce projet est né de cette image, que j’ai profondément ressentie commeune hypocrisie nationale. Plusieurs questions me sont venues : un soldat mort est-il plus un héros qu’un soldat vivant? Où sont les blessés? Les blessures invisibles sont elles aussi héroïques que les visibles? Un soldat peut-il partager son expérience, ses souffrances, ses souvenirs? Que peut l'entendre? Que vit une épouse qui attend le retour de son mari guerrier? Pourquoi veut-on être soldat? 

« De ramener toutes mes gars, sains et saufs. C’était le  – le seul –  c’était l’objectif principal. »

Le processus : du texte verbatim à la théâtralisation

Rencontrer les acteurs premiers de cette guerre, les soldats qui revenaient du théâtre d’opération, pour essayer de comprendre leur point de vue, semblait primordial. Au printemps 2011 j’ai effectué plus de 20 heures d’entretiens avec des militaires canadiens qui revenaient d’Afghanistan et leurs épouses sur les bases militaires de Saint-Jean, Valcartier ainsi qu’à Gatineau. Les questions se sont vite multipliées et les réponses ont aussi vite dépassé mes préjugés... Je me suis attachée à leurs témoignages d’Êtres humains ordinaires placés volontairement dans des situations extraordinaires. J'ai fait ressortir de ces témoignages la constance d'une difficulté d'un retour à la vie normale après une expérience si marquante, avec le constat que finalement le plus difficile pour mes interlocuteurs n'était pas d'y aller, ni d'y être mais de revenir d'Afghanistan.

La langue parlée, la poésie de phrases maladroites, la théâtralité d’une syntaxe, d’un moment éphémère et non révisé, la contradiction me fascinent. J’ai demandé aux acteurs de rester fidèles à cette langue si particulière, aux silences, aux hésitations, aux redites… Ces entretiens que j’ai écoutés et réécoutés pour les retranscrire sont devenus des partitions musicales dont mes interprètes se sont saisis avec générosité.

La mise en scène : à la recherche d’un espace commun

Inspirée par une photographie des Forces canadiennes où un soldat se fond complètement dans le désert qui l’entoure, je travaille sur les dualités : le contraste et l’absence de contraste, l’ombre et la lumière, la voix et le silence, le groupe et l’individu. Au fur et à mesure du travail avec les acteurs, nous avons défini le sable comme l’élément commun de tous les personnages. Sable qui envahit tout, qui obstrue parfois la vision, brouille les frontières entre le réel et l’irréel et permet une rencontre entre ce qui est, ce qui n’est plus et ce qui n’a jamais été, la présence et l’absence se faisant exister l’une l’autre, se répondant pour transformer les sources documentaires en expériences artistiques et en espaces d’échange. Le public, qui fait partie de l’espace de représentation, est pris à témoin à son tour.

« Chus pas dans l’armée pour faire la guerre au cinq minutes, j’haïs la guerre. »


Le théâtre documentaire est un paradoxe. Comment utiliser les contraintes des mots enregistrés pour en faire un objet théâtral, sensible? Comment, dans la création, respecter la confiance de celles et ceux qui m’ont donné leur temps, leurs paroles, leurs histoires, sans trahir mes propres convictions? Comment évoquer sans souligner, sans juger? Quel est mon rôle : passeur ou interprète?

L’écriture d’un texte de théâtre documentaire sous-entend un choix dans son corpus et une organisation des éléments sélectionnés ; ce travail reste une représentation d’une vérité fragmentée, choisie et partielle; une vérité parmi d’autres. Ce qui m’intéresse ce ne sont pas les réponses mais la création d’un espace de débat, d’échange et de réflexion, une mise en doute collective de nos convictions esthétiques, éthiques et sociales le temps d’une représentation.