Le processus de création : à la découverte d’un monde, par la metteure en scène Milena Buziak

 

J’ai lu La femme corbeau pour la première fois en 2009. Au bout des 15 pages de texte, j’étais sans souffle. « C’est magnifique, je me suis dit. Je n’ai rien compris, mais c’est magnifique. » Je l’ai relu aussitôt. Le texte m’a encore laissée perplexe.

D’abord, il y a l’histoire. L’histoire de cette femme corbeau et de son étrange compagnon de vie. Ensuite, l’histoire de sa fille, qui, devant nous raconte l’histoire de sa mère, qu’elle découvre seulement après sa mort.

Ce qui a continué à m’habiter longtemps après avoir rangé le livre, c’est le corbeau, cet oiseau invisible, qui aimait rire de tout et qu’on avait à l’œil. Pour moi, sa présence donne à ce texte une puissante portée parabolique. Et la phrase qui tournait sans arrêt dans ma tête : « Les oiseaux en cage chantent la liberté. Les oiseaux libres, volent. »

Enfin, en 2011, je me suis dit, « je n’en peux plus, il faut que je trouve des réponses. Qui est cet oiseau ? Pourquoi la quête identitaire de cette fille me bouleverse à ce point? » Je me suis alors entourée d’une scénographe, d’une compositrice et d’une comédienne, des femmes créatrices prêtes à m’accompagner dans ce voyage à la découverte d’un univers complexe et mouvant.

Grâce au soutien du Conseil des Arts du Canada, nous avons développé ensemble une réflexion autour des éléments cruciaux apparents dans le texte, comme la folie, la place des femmes dans la société, la sécurité et la liberté, le rite, le deuil… Ce fut une exploration sensorielle qui traduisit nos intuitions et notre manière de comprendre le texte en éléments concrets : un rituel, un lieu sacré, une clairière dans une forêt enneigée, des bruits d’ailes noires, une mort et une renaissance. Un hôpital psychiatrique, un nid, une réserve du nord de Québec. Un témoignage. Une recherche de racines, une quête de liberté, un cri à l’honneur de la différence, un appel à la tolérance. Quelque chose d’inaccompli, qui passe inévitablement par une rencontre avec le public. Comment mettre tout ça sur scène, en scène?

« Le matin, je ne sais pas quel théâtre je ferai durant la journée. Le soir, je le saurai, mais demain sera un autre jour. Mon théâtre, je dois le réinventer à chaque fois, comme on réinvente les mots pour expliquer le monde. » Marcel Cremer

Le fruit de notre travail a été présenté à deux reprises sous forme de laboratoires publics, d’abord suite à une résidence de création à la Maison de la culture Plateau Mont-Royal en juin 2012 et ensuite, devant des groupes d’adolescents de 14 et 15 ans à la Rencontre Théâtre-Ados en avril 2013. Ces premières représentations nous ont permis de recueillir les réactions et commentaires du public, des personnes invitées et des jeunes, et de vérifier certains de nos choix scéniques et nos pistes de réflexion.

 

Vision et démarche artistique

 

« Pour moi, exprimer le monde, c'est déjà le changer. »  Marcel Cremer

La peinture et la composition musicale en direct se sont imposées comme éléments incontournables dès les premières explorations. Nous nous sommes inspirées des artistes visuels tel que Antoni Tapiès, Gilbert Garcin, Stéphanie Beliveau ou encore le performeur Olivier de Sagazan. Dans la scénographie en noir et blanc, les gestes posés deviennent irréversibles. Dès les premières traces de pieds noirs sur le papier immaculé qui couvre la scène, le décor ne cesse d’être modifié. Avec l’utilisation de peinture, aucun retour en arrière n’est possible. Ce rite abstrait qui s’accompli devant nos yeux et nous prend à témoin ne peut pas se reproduire. La fille sortira de cette rencontre transformée à jamais.

Le son, qui prépare le terrain, qui nous fait voyager dans le temps et qui évoque la présence du corbeau, à la fois animal et symbole, devient un partenaire de jeu. En effet, l’histoire se raconte à deux, comme si la communication avec les morts était possible par l’intermédiaire du son.

« La parabole ne délivre pas de message ni ne contient de "vision du monde,"  écrit Jean-Pierre Sarrazac dans son livre La parabole ou l’enfance du théâtre. Sa seule justification, c’est de dérouler ce chemin du détour qui permettra peut-être, à un tournant ou à un autre, de faire émerger une réflexion, une pensée nouvelle. »

Dans notre exploration, nous n’avons pas trouvé de réponses définitives, et c’est ça qui continue de me stimuler dans cette démarche de longue haleine. Dans un entretien avec Emile Lansman, Cremer disait : « je conçois [mes pièces] de telle sorte qu'elles donnent aux spectateurs à la fois l'envie et le besoin de créer leurs propres images sans prendre les miennes comme "la" vérité. Mon spectacle n'est qu'une proposition. »

J’espère que notre proposition montréalaise saura provoquer des échos ou des dissonances dans le public et qu’elle interpellera l’intelligence, l’imagination et la capacité émotive du spectateur pour que cette rencontre devienne un véritable dialogue et qui sait, peut-être nous en sortirons tous changés un petit peu...